Suite à la parution du rapport COMETA en 1999, Pierre Lagrange pousse un grand cri qui sonne assez juste au moins à mes oreilles.
Quelques remarques et opinions personnelles me viennent à l'esprit:
Pour le reste, nous devons des remerciements à Pierre Lagrange pour ses contributions essentielles à la compréhension du phénomène. Il est une des rares personnes à ne pas raisonner systématiquement en "tiers exclus."
Entre "X-Files" et "Independence Day", le rapport "d’experts" publié par "VSD" alimente la désinformation sur les ovnis en ridiculisant le sujet. Or les ufologues sont loin d’être tous des gens loufoques.
Par PIERRE LAGRANGE
Pierre Lagrange est sociologue (lagrange@gulliver.fr). Derniers ouvrages parus: "la Rumeur de Roswell" (La Découverte) et "Sont-ils parmi nous? La nuit extraterrestre" (Gallimard). Il a dirigé un numéro de la revue "Ethnologie française" (CNRS, musée des ATP) sur les parasciences.
Le mercredi 21 juillet 1999
Quand des gens réputés sérieux décident de se pencher sur une énigme comme les soucoupes volantes, on navigue plus souvent du côté du scepticisme que de la crédulité. La tendance est-elle en train de s’inverser? En effet, voici que paraît, dans le cadre d’un hors-série de VSD, un rapport "Confidentiel-grand public" sur les ovnis rédigé par un groupe d’ingénieurs et d’auditeurs de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale) réunis sous le label Cometa, une association loi de 1901. Intitulé "Les ovnis et la défense: à quoi doit-on se préparer?", le rapport, qui aurait été "remis au président de la République et au Premier ministre", est préfacé par l’ex-président du Centre national d’études spatiales, André Lebeau, introduit par le général Norlain, ancien directeur de l’IHEDN, et supervisé par le général de l’armée de l’air Denis Letty. Pendant 90 pages au style sobre et à la présentation dépouillée, les auteurs alignent les rapports d’observation de phénomènes non identifiés, notamment par des pilotes. Un résumé des recherches effectuées par le Cnes depuis 1977 suit.
Jusque-là, rien à dire. Les choses se gâtent lorsque le rapport aborde les travaux accomplis à l’étranger, tout particulièrement aux Etats-Unis. On apprend en effet que les Américains auraient retiré un bénéfice technologique de la récupération de l’épave d’une soucoupe à Roswell en 1947! Mieux, ils auraient établi des contacts avec des civilisations extraterrestres. Dans leurs efforts pour décrypter le plan des extraterrestres à notre égard, les auteurs supposent que les traditions religieuses ont pour origine des visites d’extraterrestres mal interprétées par les civilisations qui nous ont précédés (les dieux venus du ciel). Qui sait si, un jour, nous ne passerons pas pour des dieux en débarquant sur d’autres planètes, s’interrogent les auteurs.
Après ces révélations, le rapport prône la nécessité de créer une structure étatique et/ou militaire qui centraliserait les dossiers au niveau européen, de mettre en place une politique de défense en cas de confrontation avec les extraterrestres et de forcer l’armée de l’air américaine à nous livrer ses secrets sur la soucoupe de Roswell. Un remix d’X-Files, Independence Day et de Men in Black écrit par un polytechnicien, l’humour et les effets spéciaux en moins!
Qu’ont voulu faire les auteurs du rapport? Page 78, ils nous expliquent qu’il existe deux formes de désinformation. La première, réductrice, ramène les observations d’ovnis à des méprises avec des ballons-sondes ou avec la planète Vénus. La seconde, amplifiante, propage des rumeurs sur des bases ET ou de faux documents sur le crash de Roswell (comme la fameuse autopsie diffusée par Jacques Pradel en 1995). Dans les deux cas, le but est de noyer le dossier sous une chape d’explications loufoques. Les auteurs du rapport ont sans doute jugé qu’à l’égard des lecteurs de VSD il fallait employer la deuxième forme de désinformation. Heureusement, il ne suffit plus de ridiculiser un sujet comme les ovnis pour le liquider. En vingt ans d’efforts, l’Air force n’y est pas parvenue, pourquoi le rapport Cometa-VSD y parviendrait-il en un été?
Les ovnis ne sont pas un sujet méprisable, qui demanderait à être évacué sous le tapis de la culture savante ou confisqué par des experts soucieux de réécrire l’histoire de ces cinquante dernières années à la lueur de quelque sinistre complot. Comme fait remarquer la philosophe Isabelle Stengers, le scientifique, s’il invoque l’hallucination et l’irrationalité (il est plus rare de les voir sombrer dans le complot), "utilise alors le type de technique rhétorique par rapport à laquelle la science est censée se démarquer: utiliser le pouvoir des mots pour occulter une difficulté, pour faire taire un problème (1)". Profitons de l’occasion pour remettre en question quelques idées reçues à propos des ovnis avant que les lecteurs du rapport soient tentés de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Première idée reçue, les experts, qu’ils soient rattachés à l’Union rationaliste ou à VSD, commettent la même erreur: ils croient aveuglément que les autres croient aveuglément. Cela fait belle lurette que les anthropologues ont coupé les ailes de cette croyance savante selon laquelle les "sauvages", les paysans, les enfants ou les témoins de soucoupes volantes pataugeraient dans la croyance, l’irrationalité et la pensée magique. Deuxième idée reçue: les gens ne savent pas observer le ciel, précisément parce qu’ils seraient irrationnels. Dès qu’ils lèvent le nez, ils confondent des phénomènes aussi banals que la Lune ou un ballon-sonde avec des ovnis.
Mais s’il n’y a pas d’irrationnel, il faut trouver une autre explication pour ces erreurs qui n’ont plus rien d’aberrant. Les témoins suivent non leurs fantasmes mais les indications fournies par leurs cinq sens. Ils puisent dans leurs lectures et leur culture pour interpréter les bizarreries du ciel (ce que nous ferions tous dans la même situation, ne voyons-nous pas tous les jours le soleil "se lever" et "tourner autour de la Terre"?) Il faut donc renverser la perspective. Ces filtres (culture, psychologie) ne contribuent pas à déposer des couches d’interprétation sur un stimulus original, et par conséquent à noyer un signal physique dans du bruit culturel, ils contribuent au contraire à mettre en évidence un nouveau signal qui ne se contente pas d’être naturel mais également culturel. Quand de prétendus sceptiques (épinglés dans le rapport Cometa-VSD) comme Bertrand Méheust (2) ou moi évoquons le rôle de la culture dans l’invention des soucoupes, ce n’est pas pour réduire celles-ci à celle-là mais bien pour "irréduire" les soucoupes, pour montrer toute leur richesse.
L’intrusion de la culture ne signifie pas qu’on bascule dans l’erreur, et les scientifiques se trompent de cible lorsqu’ils cherchent à rectifier les erreurs des témoins. Les ovnis sont des objets dont ils doivent apprendre du public comment ils existent. Il ne s’agit plus d’apprendre aux gens mais d’apprendre des gens. Au lieu d’accuser les témoins de voir des petits hommes verts derrière le moindre ballon emporté par le vent, s’est-on jamais interrogé sur ce qui permet aux scientifiques d’observer correctement la nature? On nous explique en effet, troisième idée reçue qui n’est que la contrepartie de la précédente, que les scientifiques sont des observateurs neutres de la nature, détachés de toute influence culturelle. C’est faux, la nature, ils l’inventent dans un cadre culturel précis: leur laboratoire. Lorsqu’ils observent le ciel, ils sont plus bizarres que les témoins d’ovnis. Ils se plaignent des erreurs commises par ces témoins, les accusent de s’illusionner, d’être irrationnels et, dans le même moment, oublient de faire la liste de tous les instruments qui leur permettent de ne pas se tromper (et qui sont parfois aussi à l’origine d’erreurs lourdes de conséquences) et de "penser": télescopes, chambres de Schmidt, observatoires, laboratoires, etc.
Il faut insister là-dessus, ce sont ces instruments qui leur permettent de penser et non leurs cerveaux comme on le croit, cerveaux qu’ils n’ont ni mieux faits ni mieux remplis que ceux des observateurs et amateurs d’ovnis. Soyons clairs: il ne s’agit pas de prôner un discours antiscientifique, mais de décrire dans quels cadres précis la science fonctionne et ce que son application à l’ovni demande comme effort. Justement, puisqu’on vient d’évoquer le cerveau des ufologues (d’UFO, Unidentified Flying Object), passons à la quatrième idée reçue selon laquelle les amateurs d’ovnis sont des zozos. C’est curieux, quand on parle de science, on insiste tout le temps sur les quelques scientifiques qui ont révolutionné leur discipline, jamais sur les nombreux scientifiques qui ne révolutionnent rien. En revanche, quand on parle des parasciences, on se focalise sur les amateurs de conspiration à la X-Files au lieu de chercher s’il n’y a pas quelques esprits rigoureux dans le lot.
Or il y en a. Il y a même de quoi rester admiratif lorsqu’on voit le travail accompli par des amateurs comme ceux du Groupe d’étude des phénomènes aériens (Gepa), dans les années 70, ou ceux de la Société belge d’étude des phénomènes spatiaux (Sobeps), aujourd’hui (3), qui ont su poser le problème en des termes tels qu’il interpelle les scientifiques et a même conduit l’armée belge à les choisir comme interlocuteurs privilégiés. Ils ne sont pas naïfs comme on l’a cru. Ils exercent leur rôle de citoyen en interpellant les scientifiques sur des problèmes que ces derniers ne peuvent pas croiser du fait des conditions très particulières qui président à la production des faits scientifiques (avez-vous déjà croisé un fait scientifique hors d’un laboratoire?). Comme l’écrit encore Isabelle Stengers: "Loin de constituer un problème insignifiant, la question des ovnis peut intéresser le citoyen, indépendamment de toute hypothèse quant à leur origine: en tant qu’épreuve pour nos régimes démocratiques. Pouvons-nous répondre à un problème "hors contrôle" autrement que par des échappatoires multiples et variées, qui traduisent d’abord l’impuissance et la dénégation?"
Face à cette question, les ufologues ont su inventer de nouvelles formes de participation à la vie de la cité, entre un public "avide de merveilleux" qui voit des soucoupes et des scientifiques "rationnels", dont les laboratoires ne sont pas prévus pour ce genre d’objets. Il est temps de faire une place à ces nouvelles catégories d’experts, à ces nouvelles catégories de faits définis selon d’autres critères que ceux du laboratoire et de la stratégie militaire.