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Comment l'ufologue et penseur français Aimé Michel formulait le problème de l'incommensurabilité dans les années soixante-dix.

Le principe de banalité, selon Aimé Michel, 1973:

Que vingt-cinq ans après les premières rumeurs, les soucoupes volantes soient encore un sujet de discorde entre les savants, ce seul fait donne déjà à réfléchir.

Quand un problème nouveau se pose à la science, et même si sa solution se fait attendre, un accord ne tarde pas à se faire au moins sur sa nature et sur les façons possibles de le poser. Et si aucun accord ne se fait sur ces points, tout le monde reconnaît bientôt que le problème n'était pas de nature à être résolu par la méthode scientifique. On l'abandonne alors jusqu'à ce qu'il change de nature ou que de nouvelles méthodes soient découvertes.

Rien de tel ne s'est produit avec les soucoupes volantes. Bien qu'aucun accord ne se soit fait ni sur leur nature ni sur la façon de les étudier, les chercheurs sont de plus en plus nombreux à passer outre au discrédit qui s'y attache, et à y consacrer une part de leur activité et de leurs réflexions.

Cette situation ne semble pas avoir de précédent. Tout se passe comme si ce qui au départ n'était qu'une rumeur annonçait maintenant un changement de mentalité en train de se développer, non seulement en Occident, mais dans les pays socialistes, et même, nous dit-on, en Chine, depuis l'automne 1970.

Pour comprendre en quoi consiste ce changement (et peut-être à quoi il aboutira), il faut d'abord se rappeler les diverses hypothèses avancées dès 1947 pour expliquer les récits relatifs aux soucoupes volantes, et l'impasse qui en résulta. Ces hypothèses étaient au nombre de quatre:

C'est sur ces hypothèses que les savants furent sommés de se prononcer. Et parce qu'ils se prononcèrent en effet dans le cadre de ces hypothèses, celles-ci s'installèrent dans l'esprit du public, qui, plus d'un quart de siècle plus tard, reste leur prisonnier. Et en même temps que ces hypothèses, s'installaient dans l'esprit du public un certain nombre de raisonnements simples et apparemment évidents qui ont conduit le problème à l'impasse où il se trouve maintenant. Résumons-les brièvement:

D'abord (et ceci répond à l'hypothèse no 1), il est maintenant bien certain que les soucoupes volantes ne sont pas des engins secrets terrestres. Et au premier chef parce qu'on sait, grâce à l'astronautique, de quoi sont capables les grandes nations. Rien, dans leur arsenal, ne ressemble même de loin à ce que décrivent (à tort ou à raison) les témoins prétendus. Il est bien évident que si les Russes ou les Américains disposaient d'engins capables des performances décrites par le policier de Socorro ou le paysan de Valensole, ils ne se ruineraient pas à lancer des fusées coûtant des millions de dollars, et qui, de surcroît, peuvent rater leur but ou exploser. Les Américains auraient bien aimé avoir au Vietnam des engins capables de voler silencieusement à 10 mach et de se poser verticalement, toujours en silence.

Une raison encore plus probante est ensuite que l'on a retrouvé des témoignages très circonstanciés datant d'un siècle ou plus. Il faut donc renoncer à la première hypothèse.

Les hypothèses 2 et 3 sont certes satisfaisantes pour l'esprit. Elles n'exigent aucune acrobatie scientifique, aucune révolution psychologique. Elles rendent très bien compte de ce qu'on peut lire dans les journaux, à qui il est raisonnable de ne pas se fier dès qu'ils racontent des extravagances.

Mais d'un autre côté, ces hypothèses n'ont jamais donné satisfaction ni aux témoins ni aux savants ayant enquêté directement auprès des témoins. Quelle que soit la raison pour laquelle ni ces savants ni ces témoins ne trouvent pas satisfaisantes les deux hypothèses de la psychose et de l'interprétation fautive, leur scepticisme est un fait auquel se heurtent de façon irritante les chercheurs sincèrement désireux d'éclairer les esprits.

L'illustration la plus connue de ce malaise est le rapport Condon (1). Condon, lui-même physicien éminent, juge sur documents, sans interroger personnellement un seul témoin, sans aller lui-même une seule fois sur, les lieux d'observation. Il conclut à l'inexistence de tout phénomène étrange, et tout esprit qui le suit dans sa démarche (c'est-à-dire qui croit pouvoir se prononcer sans étude directe) le suit presque infailliblement dans sa conclusion: il n'y a rien.

Mais Condon avait une équipe d'enquêteurs composée de savants aussi qualifiés que lui-même. A la tête de cette équipe, il y avait Saunders (désigné dans le "Rapport Condon", p. 941, comme "principal investigator"). Saunders était, et est toujours à l'heure présente, professeur de psychologie dans la même université du Colorado où Condon est professeur de physique. Il a une pratique approfondie des enquêtes. Il enquête donc. Et il aboutit à une conclusion exactement opposée à celle de Condon, avec qui il se brouille avec éclat. Incident à la suite duquel il publie un livre réfutant le "Rapport Condon".

On avait assisté précédemment plusieurs fois à la même divergence entre le "juge" rendant sa sentence sur documents et l'enquêteur étudiant le phénomène directement: en 1952, le major Ruppelt, responsable du projet Blue Book, avait rendu un verdict positif tandis que Robertson, président du jury, étudiant le rapport de Ruppelt, rendait un verdict négatif. Même contradiction entre les instances supérieures de l’Air Force et l'astronome Hynek en 1968, devant la Commission sénatoriale ad hoc.

Force nous est donc d'enregistrer ces contradictions. Ce qu'on appelle certitude scientifique, c'est l'assentiment collectif des spécialistes sur un point de leur spécialité. Le moins que l'on puisse dire est qu'il existe un dissentiment complet entre les savants ayant étudié les soucoupes volantes. Remarquons à ce propos que l'opinion des autres, c'est à dire de ceux qui se prononcent sans avoir jamais étudié le problème ni directement ni indirectement, a autant de valeur, mais pas plus de valeur que l'opinion d'un historien sur une question de physique: une valeur non négligeable sur la question des méthodes (qui sont communes à toutes les sciences), mais faible ou nulle sur les questions de faits relevant de la spécialité en discussion, et pour laquelle les savants non spécialistes font partie du public et n'en savent pas plus que lui.

C'est en examinant la quatrième hypothèse, celle de l'origine extraterrestre, que l'on va comprendre pourquoi l'immense majorité des gens sensés se sont ralliés à l'explication par les hypothèses 2 et 3.

En effet, si l'on récuse l'explication par l'interprétation fautive et la psychose, l'hypothèse extraterrestre reste seule disponible. Or, elle se heurte à des objections insurmontables, comme on va le voir.

Les savants qui croient à la réalité des soucoupes volantes contestent justement que la sottise et la crédulité suffisent à tout expliquer. Mais existe-t-il une raison suffisante d'entrer dans leurs obscures recherches, au risque d'y perdre un temps que requièrent des tâches plus utiles?

Ne voulant pas détourner le lecteur d'occupations plus sérieuses que la chasse aux soucoupes, nous nous bornerons à lui demander s'il ne va jamais au cinéma, s'il ne lit jamais de romans, s'il ne regarde jamais la télévision, s'il ne médite jamais sur certaines énigmes auxquelles il sait bien qu'il n'apportera jamais de réponse, bref, s'il ne perd jamais un peu de son temps à chevaucher quelque chimère.

Un éminent savant allemand, prix Nobel, à qui nous parlions un jour de la chose, nous dit qu'il était trop occupé pour y perdre son temps. Dans la suite de la conversation, il nous apprenait que, pour se distraire, il jouait aux échecs et lisait des romans policiers.

Que le lecteur considère donc ceci comme un roman policier, un délassement de l'esprit. Il verra bien ensuite, ayant lu, s'il y a lieu d'y accorder plus d'attention. Le problème que nous lui proposons est le suivant:

Si une activité extraterrestre se manifestait à nous, comment la science nous inviterait-elle à l'imaginer?

A défaut de mieux, ce problème vaut bien une énigme policière: la preuve en est qu'il a déjà inspiré des milliers d'oeuvres de science fiction dans toutes les langues.

Faisons d'abord l'inventaire des connaissances pouvant servir à notre réflexion. Elles relèvent de l'astronomie, de la physique et de la biologie.

Réexaminons maintenant le problème des voyages interstellaires lointains.

Nous avons vu que la science en démontre l'impossibilité. Cette démonstration est-elle définitive? Pour l'affirmer, il faudrait avoir la certitude que le cadre relativiste d'où elle découle détermine les limites ultimes de toute réalité.

Tout se passe comme s'il en était réellement ainsi. Mais on doit observer qu'il en a toujours été ainsi des cadres de la science, à n'importe quel moment de son histoire. Il en a été notamment ainsi au XIXe siècle, après que Maxwell eût fait la synthèse de tout ce que l'on connaissait alors. Aucun fait imaginable ne pouvait, à ce moment-là, démontrer le caractère limité de cette synthèse, comme en témoigne le fameux propos de Lord Kelvin déclarant que "la physique était désormais un ensemble parfaitement harmonieux, et, pour l'essentiel, achevé", et que le travail des physiciens de l'avenir se réduirait "à ajouter des décimales aux résultats déjà connus".

Il est aussi impossible de démontrer actuellement le caractère limité du cadre relativiste qu'il le fut jusqu'en 1900 d'imaginer une faille à la synthèse de Maxwell. C'est ainsi que, par exemple, il est impossible dans la physique de Maxwell et de Kelvin d'attribuer une masse au rayonnement électromagnétique, et à plus forte raison d'imaginer une équivalence entre la masse et l'énergie.

Il appartient bien entendu aux physiciens, et à eux seuls, de parler de physique. Mais l'histoire de la physique invite à la réflexion historique et philosophique. Si le philosophe et l'historien n'ont rien à dire de valable sur l'avenir de la physique actuelle, ils ne peuvent pas ne pas remarquer que, même si le cadre relativiste n'embrassait pas toutes les virtualités de l'univers, il nous donnerait l'illusion de le faire, exactement comme le faisait la physique de Maxwell à Kelvin. L'affirmation qu'aucune découverte nouvelle ne permettra jamais de tourner les limites de la physique relativiste implique donc une pétition de principe. Elle suppose acquis ce qui est à démontrer, car il est bien évident que si des phénomènes non relativistes ou ultra-relativistes restent à découvrir, ils sont exclus par nature du cadre relativiste, exactement comme il était exclu du cadre de Maxwell que l'on pût transformer une masse matérielle en ondes électromagnétiques. Cela n'a pas empêché la bombe d'exploser. Mais il a fallu pour cela découvrir que Maxwell n'avait embrassé qu'une partie des phénomènes.

L'exemple de Maxwell nous avertit que si des faits ne relevant pas de la physique relativiste venaient à se dérouler sous nos yeux, ils nous apparaîtraient au moins aussi fantasmagoriques et absurdes qu'à Lord Kelvin le spectacle d'Hiroshima, et probablement beaucoup plus. Si, de surcroît, ces faits se présentaient à nous de façon fugitive et difficile à observer, la physique nous servirait, non à les étudier, mais à les réfuter. ]Le bon sens même nous inviterait à un tel rejet: pour mettre en doute le corps entier de nos connaissances, il faut des faits bien avérés. Dans le cas de Maxwell par exemple, il a fallu que le rayonnement du corps noir et les mesures du mouvement absolu de la Terre dans l'espace contredisent toutes les pré, visions. Rien, donc, n'est plus normal que le recul manifesté par tant de savants devant des récits dont aucun, pris séparément, n'apporte sa propre preuve de façon suffisamment convaincante, alors que pour en accepter un seul, il faut renoncer à la physique actuelle.

Si les extraterrestres étaient là, dit-on, ils auraient pris contact avec nous. Nous ne constatons rien de tel. Donc, ils ne sont pas là.

Nous ne pensons jamais à ce qu'il y a d'étrange et même d'incompréhensible dans cette absence. Nous n'y pensons pas pour la même raison que les Romains ne se sont jamais inquiétés de l'Amérique: par provincialisme et myopie intellectuelle. Parce que nous bornons nos réflexions aux apparences et que toutes les apparences sont déformées par la perspective. Pour Rémus et Romulus, l'univers s'arrêtait aux Samnites et aux Albains, et le seul souci des dieux qu'ils adoraient était de savoir auquel de ces peuples ils allaient donner l'empire du monde, c'est-à-dire d'un petit coin de la botte italienne. Pendant ce temps, la Chine et l'Inde, tout aussi myopes et provinciales, ignoraient qu'elles seraient un jour conquises par une civilisation dont l'existence même leur était inconnue.

Or, nous l'avons vu, des étoiles aussi évoluées que notre Soleil existaient déjà il y a des milliards d'années; ces étoiles (que nous voyons) avaient déjà des planètes (dont les mesures astrométriques démontrent la présence), alors que notre propre Terre n'existait pas encore. Si des civilisations aussi avancées que celle de notre vingtième siècle existaient déjà sur ces planètes il y a des milliards d'années, que sont-elles devenues depuis? Pourquoi ne se sont-elles pas répandues dans l'espace? Pourquoi ne nous ont-elles pas découverts? Pourquoi ne les voyons-nous pas?

La science-fiction a déjà produit des milliers de livres décrivant l'arrivée des extraterrestres sur la Terre. Leurs auteurs ont pensé à tout. Ils ont imaginé toutes les possibilités. Aucun cependant n'a proposé d'explication satisfaisante à ce fait très bête et malheureusement bien avéré: on n'a jamais vu arriver aucun extraterrestre.

J'avais, en 1957, essayé d'envisager toutes les explications possibles de cette extraordinaire absence. Les voici dans leur ordre logique:

De ces huit suppositions, il n'existe bien entendu aucun moyen de savoir laquelle est la bonne. Ce que l'on peut faire toutefois, c'est de suivre la logique des choses telles que nous les montre la science, de voir où cette logique nous mène, et de confronter ensuite le résultat de cette spéculation avec ce que l'on constate réellement.

L'exploration du Principe de banalité nous engage ici sur un chemin qui nous rappelle désagréablement quelque chose.

Si nous essayons de prévoir comment se manifesteraient à notre observations des êtres supposés par principe supérieurs à nous, n'allons nous pas trébucher dans les mêmes pièges et courir aux mêmes aberrations que les rêveurs de Byzance disputant sur le sexe des anges? Va-t-il falloir, au nom de la science, récupérer tous les traités d'angélologie et de démonologie qui fleurissaient au Moyen Age? Le danger a été senti par un porte-parole du rationalisme militant (3).

A admettre l'existence d'êtres dont les capacités psychiques, les mobiles et les techniques seraient en partie incompréhensibles à l'homme, écrit-il, permettrait de réhabiliter Dieu lui-même.

Cet auteur veut sans doute dénoncer, non la réhabilitation de Dieu qui, en toute hypothèse, s'en passe fort bien, mais celle des spéculations théologiques dont Valéry disait "qu'elles nous feraient croire que Dieu est bête".

En réalité, il semble que ce soit très exactement le contraire. Le principe de banalité nous ramène bien devant la tentation à laquelle cédaient les rêveurs médiévaux, mais c'est pour nous en détourner et nous en montrer la vanité. Il nous avertit en effet que si des êtres supérieurs à l'homme existent, nous n'avons strictement et irrémédiablement rien à dire de ce qui en eux est supposé nous dépasser. Si l'homme n'était pas un être banal, s'il était au sommet indépassable de la connaissance et de l'intelligence, même l'auteur rationaliste cité plus haut ne pourrait lui refuser le droit de spéculer légitimement sur Dieu et les anges. Ce n'est pas le principe de banalité qui réhabilite le sexe des anges, c'est le principe de Kelvin. D'Alembert donnait une excellente illustration anticipée du principe de banalité quand il disait que, si les hommes étaient des triangles, Dieu aurait sûrement trois côtés. Alors que Kelvin, lui, comme les réfutateurs modernes des soucoupes volantes, n'a pas su résister à la tentation de croire que l'univers pouvait être enfermé à jamais dans les trois côtés qui limitaient ses connaissances.

Admettre la banalité de la connaissance humaine, c'est reconnaître sa relativité, et par conséquent la réintroduire dans la même problématique que la connaissance animale. Certes, il y a un abîme entre l'homme et l'animal le plus intelligent. Mais cet abîme, rappelons-nous qu'il a été franchi sans discontinuité par l'effet d'un progrès imperceptible en rapport avec les mutations génétiques lentement accumulées depuis le commencement de la vie jusqu'à l'Homo-sapiens.

Si l'évolution biologique, est un phénomène banal, l'abîme qui nous sépare du singe (comme celui qui sépare le singe du chien) est de même nature que celui qui nous sépare d'être supposés supérieurs. Supposer le contraire, c'est retrancher l'homme dans des définitions théologiques. Nous ne disputons pas la légitimité de ces définitions. Nous disons que la science développe une autre démarche. Et nous remarquons que certains auteurs rationalistes sont très désireux d'évacuer Dieu de leur cosmogonie, à condition toutefois que l'homme reste créé à son image.

De ce qui nous sépare d'être supposés supérieurs à nous, nous ne pouvons rien dire. Mais il existe une science qui étudie ce qui sépare l'homme de l'animal: c'est l'éthologie. Si abîme il y a, cette science le franchit dans le sens qui précisément nous intéresse ici: quand il étudie l'animal, l'éthologiste est dans la même situation que, par rapport à nous, un extraterrestre supposé présent sur nos têtes. Sa science n'ayant d'autre objet que les relations entre psychismes de diverses complexités, examinons quelques-unes des expériences où apparaît cette diversité.

Voici par exemple un insecte attiré par la lumière (il est dit alors "photopositif"). Quand il s'égare dans un récipient dont le fond transparent est orienté vers une source lumineuse, que va-t-il faire? S'il obéit aveuglément à son phototropisme, il s'obstinera à vouloir fuir en direction de la lumière. Et comme cette voie est fermée par la paroi transparente, il mourra sans jamais penser à faire un détour de quelques centimètres, qui lui rendrait pourtant sa liberté. C'est là une aventure dans laquelle nous voyons succomber tous les jours: les insectes volant stupidement contre la vitre d'une fenêtre éclairée par le soleil, quand il leur suffirait de lui tourner provisoirement le dos pour se sauver par le couloir non éclairé et retrouver ainsi là lumière au prix d'un bref détour.

L'araignée, qui est capable de comportements beaucoup plus complexes et variés que la mouche, non seulement ne commet pas cette erreur, non seulement est capable d'échapper à ses tropismes les Plus simples (car, bien entendu, elle en a aussi), mais encore utilise sa supériorité pour créer avec art les conditions selon lesquelles la mouche se jettera infailliblement dans sa toile (4).

Le fait intéressant pour nous est que l'araignée poursuit en paix son manège depuis des millions d'années sans que jamais les insectes phototropiques aient eu l'idée d'un détour. L'observateur superficiel dit que la mouche est "bête". Il ne se demande pas en quoi consiste sa "bêtise". Le physiologiste connaît la réponse: c'est que mouche ne dispose pas d'un système nerveux central suffisamment complexe pour "concevoir" un détour. Pour concevoir ce plan, elle aurait besoin d'un réseau de stockage et de traitement des informations plus complexe que le sien et qui, malheureusement pour elle, existe dans le système nerveux de l'araignée (5). Les mouches dont l'araignée fait son ordinaire sont à jamais enfermées dans un cadre comportemental qui les livre sans défense aux ruses de leur ennemie.

Mais l'araignée, qui vit de son habileté à fabriquer des pièges imparables à la mouche, subit elle-même les limitations de son propre psychisme et sert de proie à maint sphégidé dont l'extraordinaire talent à reconnaître la carte d'un territoire stupéfie les naturalistes.

La nature vivante terrestre tout entière est ainsi un champ clos où des psychismes différents s'affrontent sans jamais pouvoir sortir de leurs limites, lesquelles sont irrémédiablement tracées par la complexité physiologique que détermine l'anatomie de chaque espèce particulière.

C'est aux limites supérieures de l'animalité, chez les singes et les dauphins, que les observations les plus instructives ont été faites ces dernières années (6).

Quand on met un de ces animaux aux prises avec un problème qui n'excède qu'un peu ses capacités, il réalise ses plus extraordinaires. performances intellectuelles pour tenter de le résoudre; si au contraire le problème dépasse trop ses capacités, il n'est plus perçu comme un problème, mais seulement comme une menace, et le comportement de l'animal se développe tout à fait au hasard.

Les singes étudiés par Cole (6) ont bien conscience que la situation dans laquelle ils sont mis par la malice de l'expérimentateur est désagréable ou menaçante, mais ils s'obstinent "stupidement" (comme la mouche), dans leurs tentatives d'en sortir, à supposer que les causes de cette situation ne dépassent pas un certain degré de complexité, celui précisément qu'un cerveau de singe peut concevoir. Ils font désespérément le tour de leurs capacités de singe et se réfugient dans des réactions d'autant plus primitives et sommaires (fuite, combat) qu'ils sentent plus vivement la nécessité de faire quelque chose, alors que, de notre point de vue, un peu de réflexion suffirait pour abolir la difficulté.

Pour le singe, le degré de complexité où se situe la solution est comme s'il n'existait pas. Il lui est irrémédiablement inaccessible. Nous savons pourquoi: c'est que les centres d'intégration cérébraux du singe (le réseau neuronique de ses lobes frontaux) ne sont pas plus capables d'élaborer les modèles d'activités requis par le problème que la machine additionneuse d'un self-service ne peut calculer une dérivée. Il ne s'agit pas de "sottise», mais bien d'impossibilité.

Nous disions plus haut que cette limitation psychique d'espèce est un fait universel dans la vie terrestre: c'est ainsi, par l'inlassable affrontement de tous ces psychismes limités, que là vie s'est développée sur notre planète jusqu'à l'homme inclusivement.

Cela, les savants le savent. Ils le tiennent, et toute leur science le leur montre, pour un fait d'une évidence tout à fait grossière.

La relation de cette limitation psychique d'espèce à la complexité du système nerveux est parfaitement démontrée elle aussi, même si elle n'est que partiellement explorée. Martin Wells a pu, par exemple, réduire progressivement les performances psychiques des céphalopodes qu'il étudie dans son laboratoire du Churchill College de Cambridge en paralysant électivement leurs centres intégrateurs, l'un après l'autre, en commençant par les plus complexes, c'est-à-dire en remontant leur ordre d'apparition paléontologique depuis les plus récents jusqu'aux plus primitifs. La pathologie du cerveau humain montre la même régression de notre psychisme, suivant que les lésions détruisent telle ou telle partie plus ou moins ancienne du cerveau. Il s'agit d'un fait universellement attesté dans la vie terrestre.

Rien certes ne nous interdit, au nom du principe de Kelvin, d'affirmer que cette limitation psychique d'espèce, universellement attestée jusqu'à l'homme, cesse miraculeusement de s'appliquer à l'homme lui-même'

Du fait que l'homme est l'être le plus évolué de cette planète, aucun être connu ne peut le mettre dans la situation que connaît le singe de laboratoire par rapport à l'expérimentateur Cole. Il peut donc impunément déclarer qu'aucune pensée ne saurait lui poser des problèmes irrémédiablement insolubles par le jeu de sa propre pensée. Non seulement il le peut, mais son expérience terrestre tout entière vient confirmer cette opinion, et pour cause, puisqu'il ne saurait, étant le plus évolué, rencontrer jamais sur Terre un être qui le dépasse.

Remarquons que le primate tertiaire d'où est sortie la lignée de l'Homo sapiens pouvait en dire autant. Lui qui ne savait ni maîtriser le feu, ni fabriquer un outil, ni compter les jours de sa vie, ni comprendre que, quand il couvrait sa femelle, celle-ci s'en trouvait fécondée, lui aussi disposait d'une pensée qui pouvait, sans craindre un démenti, se déclarer l'achèvement de toute pensée, puisqu'elle était la plus évoluée de toute la planète.

Deux petits millions d'années ont passé, et si Cole rencontrait ce roi de la création, il se hâterait de lui installer une cage dans son laboratoire pour lui poser des problèmes insolubles. Insolubles pour ce roi dépassé. Pas pour nous qui nous croyons indépassables.

Qu'est-ce qui autorise le primate quaternaire, réfutateur des soucoupes volantes, à revendiquer la définitive suprématie intellectuelle, que le primate tertiaire pouvait revendiquer déjà, mais à tort, quoiqu'aussi persuadé que nous d'avoir raison, et pour des raisons identiques? Je ne sais. Mais enfin, nos sages quaternaires proclament que l'hypothèse même d'une pensée aussi impénétrable à la leur que la leur l'est à celle du singe est absurde et aberrante. Je défère à leur démonstration: vous dites qu'il est "irrationnel" d'admettre la possibilité d'êtres dont les capacités psychiques, les mobiles et les techniques seraient incompréhensibles à l'homme. Comme la présence de tels êtres dans l'environnement terrestre supposerait précisément la réalité de ces techniques incompréhensibles (puisque vous avez de la même façon démontré l'impossibilité d'une telle présence), il s'ensuit que si, malgré votre démonstration, la Terre était visitée par une pensée extraterrestre, ce ne pourrait être que celle d'un être avec qui nos seuls rapports seraient ceux que le singe entretient avec Cole.

Je ne dis pas que la Terre est visitée par une telle pensée. Je dis seulement, en me fondant sur votre démonstration, que si cette visite était prouvée par l'observation (qui seule peut pourvoir une connaissance positive), la pensée de notre visiteur ne pourrait pas plus se réduire à la nôtre que sa technique à nos fusées. Tant plus sa présence sur nos têtes contredirait notre science, tant plus sa pensée dominerait la nôtre.

Certes, le contact est possible entre Cole et son singe. Il est possible moyennant une cage. Il est bilatéral au niveau du singe, c'est à dire que l'homme, moyennant une étude pleine de pièges et de difficultés, peut à la limite échanger avec le singe toutes les "idées" de singe (7). Mais cet échange est unilatéral au niveau de l'homme qui ne peut expliquer au singe ni ce que lui, l'homme, fait, ni pourquoi ni comment il le fait. Les expériences de Jane Van Lawick Goodall en particulier montrent que le contact ne s'établit que par un apprivoisement débouchant sur la domestication s'il ne respecte pas les limites psychiques de l'animal.

Appliqué à l'homme, un dispositif de ce genre aboutirait promptement à le déshumaniser, puisque notre espèce tient toute sa dignité de son histoire non domestiquée, et que l'histoire est née de notre effort en face de l'inconnu et de l'adversité.

A quoi servirait notre pensée, si une communication avec une source inépuisable de connaissance venait à lui épargner soudain tout effort et toute recherche? La condition humaine adulte est-elle compatible avec une régression à la dépendance infantile? La pensée adulte n'est elle pas, au contraire, par définition, une pensée non dépendante?

Si nous suivons jusqu'au bout le principe de banalité, la condition humaine doit être considérée comme un simple moment particulier de toute pensée, d'un bout à l'autre de l'univers, à savoir le moment où chaque pensée planétaire découvre l'immensité de l'espace sans avoir encore acquis la possibilité d'y accéder.

Une foule, peut-être une infinité d'espèces, doivent en être là dans l'univers infini.

Et les espèces (si elles existent) qui ont dépassé ce stade doivent avoir une éthique à leur égard.

Nous ne savons rien d'elles, mais nous en savons assez de nous pour définir, de notre point de vue, la première exigence de cette Ethique c'est le respect de notre raison et de notre liberté, et par conséquent le refus du contact.

Si une pensée supérieure à la nôtre connaît notre existence et nous observe, nous ne pourrons jamais savoir ce qu'elle est.

Et si elle nous respecte, elle doit nous laisser à notre solitude jusqu'à ce que notre propre métamorphose nous rende capables d'en sortir nous-mêmes, sans l'épreuve de la dépendance.

Toujours en considérant la chose de notre point de vue, le plus que peut faire cette pensée est de stimuler la nôtre en lui posant des problèmes "un peu supérieurs à nos possibilités", comme Cole en pose à son singe.

Après vingt ans d'études et de discussions, nous croyons que c'est précisément ce qu'elle fait. Et nous sommes frappés de constater que ce qui, au départ, nous apparaissait comme un défi à la raison, se révèle, à l'examen, conforme à la raison.

Si personne n'avait observé de soucoupes volantes, nous devrions maintenant nous demander pourquoi. Nous serions obligés d'imaginer un univers très différent de celui que la science nous découvre peu à peu, un univers au sein duquel l'homme serait un incompréhensible miracle, une "insondable facétie", selon les mots de l'astrophysicien Schkovski.

L'homme est-il cette insondable facétie? Ou bien occupe-t-il sa petite place, à la fois banale et sans prix, dans un coin de l'ordre des choses? Peut-être saurons-nous répondre à cette question quand nous saurons ce que sont les soucoupes volantes.

Pour une présentation plus moderne du problème de l'incommensurabilité, voir aussi:

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Cette page a été mise à jour le 21 septembre 2003.