L'article ci-dessous est paru dans le quotidien La Voix du Nord, édition locale de Hazebrouck, France, page 5, le 10 octobre 1954.
Ma Chère Amie,
L'autre jour, une feuille parisienne a publié un dessin humoristique qui a amusé toute la salle de rédaction. Un village entier montrait du doigt un pauvre hère qui semblait au comble de l'humiliation...
La légende était: "C'est lui le gars qu'à point encore vu de soucoupe volante". J’ai souri comme tout le monde. Mais jaune. Je vous le confesse à mi-voix, ma chère, je n'ai jamais vu de soucoupe volante. Ni soupière, ni cigare, ni boule de feu... Et dire qu'il y a des pays où les Martiens se posent sur les rails, mettent la main à la pâte jusque dans les pétrins, tapote les jeunes et font la cour aux jeunes filles.
Sans aller aussi loin, à Armentières, Dunkerque, Comines et autres lieux, on a constaté des phénomènes interplanétaires ahurissants. Hazebrouck ? Rien... Pas la moindre occasion de nous ahurir. C'est humiliant à la fin. Nous allons passer pour des menteurs, des aveugles, des esprits rétrogrades. Des réactionnaires en un mot. Mais pourquoi donc notre ciel reste-t-il vide à toute patrouille martienne? Nous sommes quand même une ville importante. Une sorte de petite capitale. On nous le répète à longueur de discours. Nous valons bien Comines et Armentières. Pourquoi les Martiens nous boudent-ils? Il faut leur demander raison...
Nous avons chaque année une foire agricole importante, des concours de verats, de taurillons, de génisses, de pouliches, etc..., presque tous les lundis que le Bon Dieu nous fait. Nous avons un conseil municipal aussi bavard et aussi bruyant que n'importe quelle autre, un maire à la page (ce n'est pas toujours celle de la majorité mais qu'importe), des musiciens qui ressemblent à des officiers de marine, des pêcheurs qui sont aussi bredouilles que ceux des autres villes, des accordéonistes qui raflent tous les premiers prix comme ailleurs, un musée aussi désert que les autres (le nôtre a au moins l'avantage d'être fermé; c'est une consolation pour notre amour propre), Une prison où il y a des hôtes de marque - Vandenbroecke, par exemple, - une [sic] commissariat de police, une section de gendarmerie, un tribunal, et suprême honneur, deux députés, qui sont aussi honorables que les 600 autres.
Mais que leur faut-il donc à ces Martiens? Connaissez-vous beaucoup de villes de 15.000 habitants qui méritent deux députés? Ca nous fait quand même un député pour 7.500 habitants. Ce n'est pas si mal. Et on est pas plus fier pour cela. A Dunkerque où ils sont 25.000 habitants il n'y en a pas. Ils en sont restés à Jean Bart.
Nous avons aussi un éclairage public qui est tellement fort que certains le trouvent aveuglant. C'est peut-être cela qui écarte les nains d'outre-ciel.
Et quand je dis que je n'en ai pas vu, je puis affirmer qu'aucun Hazebrouckois n'en a vu. Vous pensez que si M. Didelot par exemple, avait vu un gars qui en auraient vu un autre qui lui-même aurait cru apercevoir une soucoupe, toute la ville en serait pleine.
Si M. Didelot, qui est figaro de tempérament et de métier et illusionniste à ses heures, n'en a pas vu, on peut conclure qu'il n'y en a pas.
Mais certains ont cru en voir. Dimanche après-midi, un avion a survolé la ville. C’était M. Blondeel, secrétaire du ciné-club, qui prenait des photos aériennes pour l'exposition qui aura lieu chez M. Moffelein. Et comme il tremblait (d'émotion bien sûr), l'avion vibrait. Un coup de soleil là-dessus et nous étions très près de ces scintillements astraux qui chatouillent en ce moment la rétine et de tant de nos contemporains.
Un soir, un side-car de la gendarmerie de Cassel rentre d'Arnèke. Il fait nuit noire. Soudain, alerte! Les bruits insolites, deux cornes qui brillent dans les phares. Les gendarmes croient apercevoir des Martiens cornus. Ils foncent sur l'ennemi. Hélas, ce n'était qu'une vache. Les dégâts sont considérables: un mois d'incapacité de verbaliser et un procès au propriétaire du ruminant à qui il ne faut plus parler de Martiens.
Tant que nous n'en aurons pas vu de vrai et de près, ce sera dangereux. La ville se promène le nez en l'air. Pas étonnant qu'il y ait tant d'accident! Les marchands de chaussures se plaignent. Leurs affaires périclitent. Plus personne ne s'intéresse aux bouts vernis ni aux haut talons. Les marchands de bas sont dans le même embarras. On parle de mettre les panneaux indicateurs en haut des poteaux téléphoniques. On dit aussi que l'on va retourner les nouvelles lampes pour pouvoir scruter le ciel et mieux apercevoir les soucoupes. Le conseil municipal a, lui aussi, des idées de grandeur. La prochaine réunion va se tenir au grenier, devant les lucarnes. Aux prochaines élections, il faudra passer les concurrents sous la toise. Il est inadmissible qu'un conseiller municipal passe inaperçu. Seul, Etienne Vierez à quelque chance de pouvoir rester. Encore qu'on le trouve très moyen. L'autre jour, à la chasse, il visait un lièvre et il a tué un perdreau.
Pour voyez bien que ça ne peut plus durer. Il nous faut une soucoupe pour nous rassurer. Si, d'aventure, vous avez des connaissances qui en ont vu, qu'elles m'écrivent. Mais dites leur bien que les lettres anonymes seront retournés à leur expéditrice sans avoir été décachetées. Il est des choses avec lesquels il ne faut pas plaisanter.
Adieu.
P.-S. -- Aux dernières nouvelles on signalait des soucoupes volantes dans un café de la ville, proche de la gare. L'information nous vient de M. Coppin. Nous lui en laissons l'entière responsabilité.