L'article ci-dessous est paru dans le quotidien La Suisse, de Geneve, Suisse, le 10 octobre 1954.
Nous allons finir par nos vexer: tandis qu'en France, c'est désormais une pluie quotidienne de soucoupes, de cigares, de tonneaux et autres engins volants qui, de mystérieux, deviennent presque familiers, tandis qu'on aperçoit aussi de temps en temps l'un ou l'autre de ces vagabonds célestes dans nos cantons, notre ciel genevois ne nous offre que des avions - nombreux d'ailleurs mais sans rien d'intrigant - et, ces jours-ci, une lune magnifique, mais qui ne saurait produire un effet de surprise.
C'est entendu, notre territoire n'est pas bien grand, mais enfin, quand on voit que les journaux français ont peine à faire tenir dans leurs colonnes le registre de ces "objets volants non identifiés" qui sillonnent les départements comme les voitures sillonnent les routes par un beau dimanche, on se demande ce qui retient ces engins de venir faire un petit tour entre la Salève et le Jura. La moindre soucoupe, le plus petit cigare, le tonneau le plus modeste, nous causerait un plaisir certain.
Nous ne demandons même pas qu'il se pose sur un pré et qu'il en sorte des martiens affectueux qui nous donnent l'accolade et pour qui nos premiers mots seraient "quand repartez-vous?" Non, nous nous contenterions de voir évoluer un instant ces véhicules d'un nouveau modèle qui nous donneraient l'impression rassurante d'être aussi "à la page" que nos voisins.
Ou bien, tout à nos préoccupations, est-ce nous qui n'observons pas assez le ciel et qui manquons ainsi ces passages en gardant le nez obstinément baissé? C'est possible. Pourtant, notre tour [de contrôle de l'aéroport] de Cointrin, dont la mission est précisément de scruter la voûte céleste, ne nous signale jamais l'approche d'un de ces visiteurs. Peut-être garde-t-elle jalousement pour elle le résultat des ses observations, mais il serait tout de même bien étonnant qu'elle nous tienne à l'écart de ses découvertes si elle en fait.
On eut encore imaginer que quelques-uns de nos concitoyens ont eu la faveur de ces apparitions célestes, mais que, craignant la moquerie, il n'en ont fait part à personne.
Quoi qu'il en soit, on en vien presque à souhaiter qu'il se trouve parmi nous, comme cela vient d'arriver en France, un aimable farceur qui fabrique des soucoupes volantes avec du papier et un tampon d'étoupe imbibé d'alcool. Ce producteur de montgolfières sera traîné en justice, non point pour avoir mystifié ses semblables, mais parce que ses engins ont mis ou failli mettre le feu à des meules de paille en se posant. N'empêche qu'il aura sûrement fait bien des heureux, désormais persuadés qu'ils ont eu "leur" soucoupe et dont le contentement sera plus qu'un feu de paille.
Enfin, il es clair que le ciel genevois ne saurait ainsi demeurer résolument fermé aux soucoupes, cigares, tonneaux et autres appareils lumineux de cette sore de fête vénitienne qui égaye le ciel de France du nord au sud et de l'est à l'ouest. A l'approche des élections, on devrait au moins voir s'y promener quelques urnes, éblouissantes. Ainsi serions nous assurés de ne pas manquer de lumières.
LE PASSANT